Rapport Draghi ou l’espoir de rassembler les pièces éparses du puzzle européen
Publié le 31 octobre 2024
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Avec presque 450 millions d’habitants en 2024, l’Union européenne a souvent mis en avant la taille de son marché comme un de ses principaux atouts économiques. L’argument semble, pourtant, avoir vécu. Si l’Europe a su créer un vaste marché unique, sans autre équivalent à travers le monde et aux retombées incontestablement positives pour nombre de ses membres, les plus récents notamment, elle s’est montrée bien incapable de transformer cette union en fusion.
Égoïsmes nationaux, sur fond de compétition plutôt que de cohésion, corset réglementaire à tous les étages, en partie pour satisfaire la protection des intérêts nationaux plutôt que collectifs, et lourdeurs de la gouvernance ont empêché de donner au projet européen son ambition première, malgré les succès incontestables des rares initiatives plus collectives, que représente, quasiment à elle seule, l’aventure d’Airbus.
Peu visibles dans un monde ouvert qui offrait aux entreprises locales la possibilité de surfer, tant bien que mal, chacune pour leur compte, sur la croissance de la demande internationale, ces lacunes apparaissent au grand jour dans un monde plus fragmenté, fait de rivalités croissantes, face auquel les entreprises européennes sont soumises à une rude lutte d’influence stratégique de leurs feus partenaires. Aujourd’hui, devenues de géantes rivales, les entreprises chinoises et américaines tirent les ficelles d’un monde économique dans lequel les européennes ont peu de moyens de se faire une place, faute de jouer collectif et d’avoir su prendre à temps le train des nouvelles technologies et celui de leur indépendance énergétique.
Mario Draghi, dont nul ne doute de son attachement à la construction européenne, sauvera-t-il le navire en éveillant les esprits avec les conclusions-choc du rapport sur la compétitivité, commandé par la Commission ? C’est bien son intention et l’espoir que chaque européen devrait partager pour peu qu’il s’accorde le temps d’observer le monde tel qu’il évolue plutôt que tel qu’il l’idéalise. La tâche est d’envergure pour une Europe qui ne s’est pas construite sur les bases d’un monde conflictuel mais sur un modèle libre-échangiste qui en a fait toute sa colonne vertébrale. C’est donc l’essence même du projet européen qu’il faut reconsidérer. Pas sûr que les conclusions du rapport Draghi soient audibles dans le contexte en présence.
L’Europe s’enlise et son avenir s’assombrit
Le produit intérieur brut de la zone euro, mesuré en dollars, n’a quasiment pas évolué depuis 2008 quand celui des États-Unis a progressé de près de 90 % et que celui de la Chine a été multiplié par près de quatre. Quoiqu’il en soit des différentes mesures, plus réconfortantes, du PIB par habitant, ou, mieux encore, du PIB total en parités de pouvoir d’achat, dont l’évolution se juxtapose à celle des États-Unis, c’est en monnaie courante que se fait l’influence économique. Or, sur ce front, la comparaison ne souffre pas le doute : l’Europe est en perte de vitesse, son influence se rétrécit à vue d’œil et ses performances économiques accusent un retard de plus en plus manifeste, qui a toutes les chances de s’accentuer si elle ne change pas radicalement de logiciel.
Pourquoi ce retard ?
Les réponses ne sont pas écrites et chaque économiste pourrait en donner une ou plusieurs versions différentes. Ce qui est certain, c’est que les années d’austérité budgétaire de la décennie écoulée ont eu un coût économique considérable, en matière d’investissement notamment, et que la stratégie jusqu’au-boutiste de déflation compétitive censée donner aux entreprises européennes les moyens de conquérir plus de marchés à l’exportation a, non seulement, endommagé les bases économiques, mais largement détourné l’attention des dirigeants européens des politiques de développement structurel sur lesquelles se concentraient, déjà, de leur côté, Américains et Chinois.
En refusant de voir ou d’accepter la fin d’un processus de mondialisation sur lequel elle avait assis toute sa stratégie, l’Europe s’est enferrée dans une logique dont elle paye aujourd’hui de lourdes conséquences. Ce n’est pourtant pas faute de moyens. Après les 500 milliards du plan Juncker, ce sont 700 milliards qui ont été alloués au programme NextGenerationEU de 2020, qui auraient dû, s’ils avaient été pensés comme tels, constituer une arme stratégique régionale inégalée. Encore eut-il fallu que ces initiatives soient accompagnées d’une feuille de route collective et de cibles d’investissement clairement définies, comme pratiqué, à titre de comparaison, par les Américains avec l’IRA ou le « Chips Act » l’été 2022. Couronnés de succès en moins de deux ans, ceux-ci devraient, en effet, permettre aux entreprises américaines de satisfaire 14 % de la production mondiale de puces électroniques à horizon 2032, selon les estimations les plus récentes ! Mais leur essence protectionniste n’est guère compatible avec les principes qui régissent l’Europe.
Supplanter les États pour se donner une véritable force de frappe
Par ailleurs, par souci de ne pas interférer avec la souveraineté supposée de chacun de ses États membres, l’UE s’est jusqu’à présent interdit de telles pratiques, se contentant pour l’essentiel, d’offrir des financements aux entreprises, sans, néanmoins, de cadrage industriel précis. Ainsi, le plan de relance de 2020 a-t-il été découpé par pays, chacun étant à peu près libre d’en faire ce qu’il jugeait utile, bien que, sur le papier, suivant une feuille de route prédéfinie. Résultat, quatre ans plus tard, les fonds n’ont été que très peu mobilisés et bien difficile de savoir à quoi ils ont servi lorsqu’ils l’ont été.
Parmi les propositions du rapport Draghi, celle de supplanter les actions nationales par des stratégies et investissements supranationaux, de facto financés par l’UE plutôt que par des États aux situations budgétaires très inégales, vise, précisément, à assurer une plus grande cohésion et à améliorer la force de frappe de la politique industrielle dans les domaines stratégiques critiques. Le rapport préconise, dès lors, une mutualisation de la politique industrielle et économique ainsi qu’une coordination accrue entre les États membres et les différents instruments de financement, sous la forme, notamment, d’une véritable union des marchés de capitaux.
Pour faire face aux défis en présence, les quelque 170 propositions du rapport Draghi privilégient trois axes d’action :
- Le développement de l’innovation et de la recherche afin de combler le fossé grandissant d’innovation avec les États-Unis et la Chine et, par là-même, les différentiels de productivité. Les écarts de croissance entre l’Europe et les États-Unis ne s’expliquent pas tant, en effet, par des écarts de production que par la moindre création de valeur de la production européenne par rapport à l’américaine dont l’origine tient, pour l’essentiel, à son moindre contenu technologique.
Or, cela fait de moins en moins de doute, l’avenir sera technologique et les retards européens en la matière posent, non seulement, la question de ses ressorts de croissance et de productivité mais, également, de manière stratégique, celle de sa représentation, de son indépendance et, fondamentalement, de sa souveraineté dans le monde de demain.
Si l’Europe ne manque pas de chercheurs, les budgets dédiés aux activités de R&D y sont faibles en comparaison des pays les plus en avance et la valorisation des travaux et brevets, pénalisée par le manque d’organisation et de coordination à l’échelle pan-européenne.
- Décarbonation et compétitivité. Il s’agit de renforcer l’avance européenne en matière environnementale et de transformer l’entrave concurrentielle qu’elle peut engendrer pour les entreprises en un facteur de compétitivité et de croissance d’avenir. L’ambition européenne dans le domaine pèse indéniablement sur la compétitivité des entreprises confrontées à des concurrents qui n’ont pas les mêmes impératifs.
Pionnières en la matière, les manufactures européennes se heurtent au manque de cohérence entre les objectifs de décarbonation qui leur sont imposés et l’absence de stratégie d’accompagnement dans le domaine du développement des technologies propres. Le rapport préconise, une approche globale, rapprochant les objectifs environnementaux des axes de développement industriel, de recherche et d’innovation dans le domaine des technologies décarbonées ainsi qu’une meilleure promotion des résultats.
- Sécurité et réduction de la dépendance, ou la gestion mutualisée des dépendances, notamment à l’égard des matières premières critiques, face à une instabilité géopolitique croissante. Le rapport Draghi souligne la nécessité d’une véritable politique étrangère commune afin de sécuriser ses approvisionnements et un effort d’investissement dans la défense.
À ces axes sont assortis des impératifs d’investissement et une concentration des efforts envers dix industries cibles : l’énergie, les matériaux critiques, la digitalisation et les technologies de pointe, les industries à forte intensité énergétique, les technologies vertes, l’industrie automobile, la défense ; le spatial, l’industrie pharmaceutique et les transports.
Il s’agit, en somme, de doter l’Europe d’une véritable politique industrielle commune et des moyens financiers pour y faire face, soit 750 à 800 milliards d’euros par an, environ 4,5 % du PIB de 2023, sur une quinzaine d’années.
Considérables, les sommes estimées sont proportionnelles à l’ambition d’un programme de sauvetage européen qui n’a rien d’exceptionnel par rapport à ce qui se pratique ou peut être envisagé ces dernières années chez ses principaux concurrents. Le Green New Deal de 2020 de J. Biden était plus ambitieux encore, doté, qui plus est, d’un volet social, que le rapport Draghi ne couvre pas.
À l’heure où, partout, les politiques publiques se déploient comme elles ne l’avaient plus fait depuis plus d’un demi-siècle, ce rapport pointe les faiblesses d’une Europe dépourvue de moyens, faute d’avoir su faire alliance plus profonde à travers une fédération d’États. C’est à ce titre, plus que par ses propositions, qu’il bouscule les fondements de l’Union européenne, avec en ligne de mire l’impérieuse nécessité d’un changement de logiciel, que très peu de partenaires semblent, néanmoins, prêts à envisager.
Date de rédaction : 30 octobre 2024
À propos de Véronique Riches-Florès, auteur de cet article
Économiste, diplômée de l’Université de Paris I, V. Riches-Florès dirige la société de recherche indépendante RICHESFLORES RESEARCH depuis 2012, après une expérience professionnelle dans le milieu académique – Observatoire français des conjonctures économiques –, et dans la banque d’Investissement, (Société Générale Corporate & Investment Banking). Spécialiste de l’économie mondiale et des marchés de capitaux, elle réalise des diagnostics et prévisions s’appuyant sur une double approche à la fois conjoncturelle et structurelle.